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Le "monde universitaire", coupable de militantisme "anti-universaliste" ?

Le "monde universitaire", coupable de militantisme "anti-universaliste" ?

Réflexion sur le rôle et l'engagement des chercheurs en société

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Le 10 juin 2020, dans un article du Monde portant sur les craintes de l’Élysée face à une “menace sécessionniste” de la jeunesse dans le cadre des mobilisations contre les violences policières et le racisme, Emmanuel Macron déclare : “Le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux”. Ces propos témoignent, au-delà d’un certain mépris, d’une certaine vision idéologique de la science et du rôle des chercheurs dans la société.

L’universalisme républicain n’a pas été le seul universalisme a être critiqué par le « monde universitaire ». L’universalisme, dans les sciences, est lui aussi passé à la moulinette, et les valeurs de la science occidentale moderne comme l’objectivité remises en cause. Un comble ! Si l’on s’en tient au raisonnement du président de la République, le « monde universitaire », c’est-à-dire plus précisément les chercheurs en sciences humaines et sociales (SHS), notamment issus de l’histoire des science ou des science studies[1], aurait-il aussi « cassé » la science ?

Le parallèle opéré dans cet article vise à la fois à mieux faire comprendre l’intérêt de la démarche des SHS dans leur critique de l’ « universalisme » en utilisant un autre domaine, peut être plus parlant pour certains, tout en montrant que le concept d’universalisme interpelle et est déconstruit dans de nombreux autres champs. Il vise aussi à montrer les fondements de la critique du rôle endossé par ces chercheurs et chercheuses en SHS sur ces sujets éminemment politiques.

LA SCIENCE N’EST PAS UNIVERSELLE : L’APPORT DES ÉTUDES FÉMINISTES AUX SCIENCE STUDIES

La critique de l’universalisme dans les sciences a été en partie alimenté par les études féministes. A partir de la fin des années 70 et dans les années 1980, elles ont démontré que la question du sexisme dans les sciences ne revêt pas qu’une dimension sociale mais aussi épistémologique – c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas que d’une reproduction des rapports sociaux de force dans les lieux de production de savoirs, mais que les résultats et les énoncés de science eux-mêmes sont concernés[2]. Premier mythe en ligne de mire : la production de savoirs scientifiques serait neutre et objective.

En montrant le caractère sexiste[3] de nombreux savoirs scientifiques tant dans les sciences naturelles que dans les sciences humaines et sociales, les études féministes ont débouté l’existence d’une science « universelle » hors de tout point de vue, mettant au jour qu’il est impossible d’ignorer que les producteurs de savoirs scientifiques sont des acteurs sociaux situés, appartenant à un contexte particulier influençant nécessairement leur façon de comprendre le réel. « Derrière la description la plus banale, la moins engagée, la plus neutre, se construit une perspective sur la réalité qui est située, ancrée[4] ».

Leurs détracteurs affirment que si études sexistes il y a, celles-ci ne sont de que des « cas de mauvaise science, une production pathologique, une erreur », « que, selon une définition générale du bien-faire scientifique, ce biais sexiste ne devrait pas advenir, qu’il est une déviance ; elle signifie que l’objectivité, la neutralité, l’indépendance du savant – comme l’esprit critique de ses collègues – ont été pris ponctuellement en faute, et qu’ils n’auraient pas dû l’être ; elle signifie que, si la science (avec un grand S) se déployait selon son essence propre, elle ne manifesterait pas ces aberrations… [5]». En bref, si études sexistes il y a, ce n’est pas la science et ses pratiques qu’il s’agit de remettre en question, mais les individus qui auraient fautés en appliquant mal la méthode scientifique. Dieu sait si nous n’avons pas entendu sur chaque plateau de télé récemment lors des débats autour du racisme au sein de la police et même dans la bouche du président[6] cet argument de la « déviance », de la nécessité de ne pas critiquer l’institution quand il s’agit uniquement d’isoler les méfaits de « mauvais » policiers ou de « brebis galeuses » , et ce afin de bloquer toute tentative d’affirmation de l’existence d’un racisme institutionnel en France.

« Cette position peut certes être tenue mais elle est bien abstraite – de peu d’intérêt, en fait, pour comprendre le monde tel qu’il est et pouvoir y agir [7]». Cette affirmation, et celles qui suivent, de Dominique Pestre, historien des sciences, face aux critiques faites aux études féministes, valent également pour celles adressées par Emmanuel Macron au « monde universitaire » et à ceux et celles qui partageraient son point de vue. Selon Dominique Pestre, il est préférable, pour éviter que ces « erreurs » ou dysfonctionnement systémiques ne se répètent, « d’apprendre à vivre avec le monstre (« la science est évidemment sexiste » [on pourrait oser « la police est évidemment raciste »] », d’adopter une posture qui consiste à « analyser les tensions entre normes et régularités « réelles », à penser ce qui définit une « bonne pratique » ou une pratique « normale » au regard des choses telles qu’elles sont[8] » et à pister ces biais.

Et c’est là précisément le travail des chercheurs en sciences humaines et sociales, que ce soit à travers la grille du genre ou de la race[9], que ce soit au sein d’une institution comme la science ou toute autre organisation sociale. Leurs études « permettent la mise au jour des différences socialement construites qui mènent à des inégalités et à des discriminations – dissimulées derrière une neutralité de façade [10]». C’est là leur rôle d’adopter un point de vue critique « non pas pour dénoncer, mais pour interroger, prendre du recul, voir autrement, voir la norme à l’œuvre » ; elles n’encouragent pas une ethnicisation de la question sociale, elles sont « une énonciation, elles montrent ce qui est, elles explicitent ce qui est implicite, elles visibilisent ce qui est invisible[11] ».

LA SCIENCE DOIT-ELLE ÊTRE DÉSINTÉRESSÉE ? LESS SCIENTIFIQUE PEUVENT-ILS ÊTRE ENGAGÉS ?

Dans ses propos, Emmanuel Macron en jugeant le « monde universitaire » « coupable » semble insinuer que celui-ci aurait peut-être flirté d’un peu trop près avec certains mouvements militants, fournissant les armes intellectuelles à leur cause.

Il est vrai, comme le rappelle le sociologue Eric Fassin, que « leur raison d’être [aux études de genre, féministes, postcoloniales…], ce n’est pas simplement une sorte de curiosité intellectuelle désintéressée, c’est une volonté de changer le monde. Elles existent et se développent car il y a des mouvements sociaux qui remettent en cause l’ordre des choses. C’est un champ scientifique, mais ce sont aussi des armes militantes et politiques ». Cela n’est d’ailleurs pas l’apanage des sciences humaines et sociales. Les chercheurs et chercheuses en écotoxicologie ou en écologie seraient-ils davantage désinteressés et imperméables aux enjeux de société que traitent leur discipline ? « La science, la recherche doit de plus en plus apprendre à sortir de sa tour d’ivoire, ce qui veut dire être impliquée dans l’environmment social auquel elle appartient, et à se battre socialement » affirmait Joseph Taradellas, professeur d’écotoxicologie, Institut du Génie de l’Environnement de l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), lors du colloque organisé Sciences Citoyennes le 6 avril 2018 sur le sujet de la responsabilité au sein de la recherche scientifique. Chez SoScience, nous défendons également et promouvons une science qui s’engage, qui se considère et se positionne comme une partie prenante de la société, à l’écoute des préoccupations sociétales et en capacité d’agir, en orientant et valorisant les résultats de la recherche pour répondre à ces préoccupations.  Si un certain nombre de chercheurs et chercheuses sont déjà dans cette posture, les instituts de recherche avec qui nous travaillons (IRD, INRAE, INSA, …) commencent également à l’intégrer à un niveau politique et structurel.

Mais en viendrait-on dès lors à confondre science et militantisme au détriment de l’universel ? Deuxième mythe à dégommer : la science est désintéressée et les chercheurs et les chercheuses ne devraient uniquement être préoccupés que par la recherche de la vérité pure et l’avancée des connaissances.

C’est un imaginaire profondément ancré chez les scientifiques. Florence Piron, anthropologue et éthicienne, parle d’ « injonction de neutralité axiologique » qui « impose aux scientifiques de taire et de cacher leurs valeurs et leurs positions personnelles et d’aborder leur travail professionnel (créer, publier et transmettre des connaissances scientifiques) de manière neutre, c’est-à-dire sans privilégier telle ou telle position, tel ou tel angle ». Le scientifique s’oppose dès lors au subjectif : le processus dit de la « méthode scientifique » permet aux chercheurs et aux chercheuses d’évacuer de leur travail et de leur analyse « les émotions et le corps qui les exprime, les intérêts personnels liés à la position sociale occupée, les expériences liées à l’identité et les engagements politiques ou sociaux »  afin de prévenir tout « biais » qui nuiraient à la pureté de la démonstration ou de l’analyse des données[12].

Ce cadre normatif formate les chercheurs, devenant quasiment des robots dans leurs pratiques d’une science devenue désincarnée voire déshumanisée : dans les publications scientifiques, le « je » est exclus, les engagements du chercheur sont invisibilisés, le style doit être très impersonnel, formaté, standardisé … Cela n’est pas sans conséquence sur les chercheurs, y compris les plus jeunes, « constamment inquiets « d’être « biaisés » et de ne pas faire de la « bonne recherche », c’est-à-dire de la recherche objective et neutre ». Florence Piron relate en ce sens « l’angoisse d’un jeune chercheur haïtien qui voulait travailler sur la maltraitance des enfants en Haïti et qui se demandait si son implication très active dans une association de lutte contre cette maltraitance le disqualifiait même de vouloir faire une thèse sur ce sujet[13]. »

En écrivant son dernier ouvrage Le Triangle et l’Hexagone, Réflexions sur une identité noire en osant le « Je », en incluant son histoire personnelle en tant que femme noire d’ascendance africaine, Maboula Soumahoro, maîtresse de conférences à l’université de Tours, affirme « un désir d’affirmation et d’émancipation » face aux conventions universitaires. En préambule de son ouvrage, elle assume « renoncer à cette distance dite critique et à l’illusion de la scientificité neutre et objective tout en laissant de côté les accusations de non-rationalité et d’incapacité à raisonner et à analyser » et revendique la possibilité de faire de la science « différemment ». Une science dans laquelle le « je », l’histoire personnelle, le vécu, le ressenti peut aussi s’inscrire de façon légitime dans une approche scientifique. « Il n’y a pas de dichotomie, de division, d’effacement nécessaire à partir du moment où on est capable de mener une réflexion : pourquoi mon expérience ne pourrait-elle pas faire partie de l’analyse ?[14] » affirme-t-elle le 21 février 2020 au micro de France Culture.

Il semblerait en effet qu’ « il n’y ait pas d’opposition tranchée entre volonté de faire science et parti pris, entre neutralité et poursuite d’une démonstration particulière, entre volonté d’objectivité et mobilisation de la subjectivité et du vécu – voire entre rigueur cognitive et droiture morale, entre épistémologie et éthique[15] ». Mais que la production scientifique puisse être emprunte de subjectif, de vécu, qu’elle soit engagée a encore dû mal à passer. « Mais quelle place pour les sciences sociales ? » s’interroge le journaliste face à la posture de Maboula Soumahoro.

VERS UN « UNIVERSALISME INCLUSIF » ?

Désincarner, désengager la recherche scientifique au profit d’une science « universelle » n’est pas anodin ni sans effet. Paradoxalement, son émergence permet en réalité de mieux exclure. Il semblerait en effet que l’universalisme s’accompagne d’une forme de marginalisation et d’invisibilisation.  « L’universalisme n’existe pas, il est lui-même situé. L’universalisme tel qu’il a été mis en avant et tel qu’il est prôné encore est compris comme blanc, comme masculin, comme valide, etc.[16]» affirme Maboula Soumahoro.

Les caractéristique de l’universel seraient en fait celles des dominants[17] et reflèteraient leur point de vue et l’universalisme un outil au service d’une stratégie pour asseoir cette domination aux cultures ou aux groupes d’individus, aux pratiques jugées non conformes par rapport à ces critères. La « science » n’en est pas exempte avec « sa formidable capacité d’exclusion des savoirs qui ne sont pas conformes à son modèle normatif, notamment les savoirs des subalternisés, des périphéries, de certaines femmes, des minorités » explique Florence Piron.

Nous l’avons décrit plus haut, puisque pour parvenir à formuler des connaissances pures et universelles, il est nécessaire d’évacuer la subjectivité, l’engagement, le vécu et tout ancrage dans la société et des préoccupations sociales, il n’est pas étonnant d’observer encore le mépris et l’indifférence pour tout autre forme de  savoirs et toutes les autres épistémologies (manière de connaître et de créer des savoirs)[18] – ceux et celles construites par la société civile (citoyens, ONG, entrepreneurs sociaux scientifiques) par exemple – opposant de façon sempiternelle l’argument de la raison contre les passions. Pour répondre à ce dysfonctionnement de façon concrète, nos programmes d’open innovation The Future Of permettent depuis 2016 de faire émerger des collaborations de recherche multi-acteurs avec la société civile sur des problématiques en lien avec des enjeux sociaux et environnementaux.

La critique de l’universalisme n’est pourtant pas un renoncement ou une volonté de remplacement, comme certains s’alarment et s’offusquent. Non, ce n’est pas la porte ouverte à l’obscurantisme ou au relativisme dans la Science ou au communautarisme et sécessionnisme au sein de la République. Au contraire, tout comme les mouvements antiracistes présentent l’antiracisme comme « un engagement quotidien pour un universel réellement républicain [19] », Florence Piron milite, elle, pour la poursuite d’une « science pratiquant un universalisme inclusif, ouvert à tous les savoirs et non pas un universalisme abstrait[20] ». « Il [l’universalisme] est possible de l’atteindre mais quand tout le monde y sera inclus[21] » répond Maboula Soumahoro à la critique.

[1] Champs de recherche interdisciplinaire visant à décrire les sciences telles qu’elles se pratiquent au quotidien dans leurs dimensions social, politique et économique.

[2]  Dominique Pestre (2006), Introduction aux Science Studies, Chapitre 5 Femmes, genre et science : objectivité et parti pris.

[3] « Par « sexiste », d’une part, le fait que ces savoirs reproduisent les préjugés les plus ordinaires quant aux relations entre les hommes et les femmes, qu’ils en font l’ossature de leur discours et les légitiment. De l’autre, de naturaliser la différence et/ou l’inégalité femmes/hommes »

[4] Florence Piron (2019), « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance » in Et si la recherche scientifique ne pouvait pas être neutre? Sous la direction de Laurence Brière, Mélissa Lieutenant-Gosselin et Florence Piron, chapitre 9, pp. 135-168. Québec : Éditions science et bien commun.

[5] Dominique Pestre (2006), Introduction aux Science Studies, Op. cit.

[6] Deux jours avant le second tour de la présidentielle, le 5 mai 2017, Emmanuel Macron avait promis d’être « intraitable » face aux « comportements déviants » de certains policiers, sur le plateau de Mediapart.

[7] Dominique Pestre (2006), Introduction aux Science Studies, Op. cit.

[8] Ibid.

[9] Mélanie Marcel, “White privilege is embedded in your daily objects”, SoScience, 3 juin 2020.

[10] Pauline Gandré, « Les sciences : un nouveau champ d’investigation pour les gender studies », Idées économiques et sociales, 2012/1 (N° 167), p. 52-58.

[11] Eric Fassin, Cours particulier avec Eric Fassin (1/2), Les Couilles sur la table, 21 juin 2018.

[12] Florence Piron (2019), « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance », Op. cit.

[13] Ibid.

[14] « Maboula Soumahoro, l’identité augmentée ? », La Grande table idées, France Culture, 21 février 2020.

[15] Dominique Pestre (2006), Introduction aux Science Studies, Op. cit.

[16] « Maboula Soumahoro, l’identité augmentée ? », Op. cit.

[17] Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Triffin (sous la dir. de) (1995), The Postcolonial Studies Reader, Routledge, Londres.

[18] Florence Piron (2019), « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance », Op. cit.

[19] Mame-Fatou Niang, Julien Suaudeau, « Pour un universalisme antiraciste », Slate, 24 juin 2020.

[20] Florence Piron (2019), « L’amoralité du positivisme institutionnel. L’épistémologie du lien comme résistance », Op. cit.

[21]  « Maboula Soumahoro, l’identité augmentée ? », Op. cit.

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